Conférence de Jean-Paul Faniel pour la journée de l’alimentation à Parc-Extension – Oser faire plus et autrement, septembre 2011
Les enjeux de la sécurité alimentaire en temps de crise
Oser faire plus et autrement, septembre 2011
Mesdames, Messieurs,
Bonjour,
Je m’apprêtais à vous parler des enjeux de la sécurité alimentaire (SA), quand je me suis rappelé une histoire qui donne tout son sens à mon propos.
Elle se situe au Moyen-âge. Au détour d’un chemin, un voyageur débouche sur un grand chantier de construction. Abordant trois ouvriers à l’ouvrage, il leur demande alors ce qu’ils font. Le premier avec un air agacé lui répond : « Vous le voyez bien, je taille de la pierre! ». Le second, plus avenant, lui dit : « Mon bon monsieur, je gagne ma vie et celle de ma famille! ». Le troisième, l’œil allumé, lui répond en montrant le mur de pierre derrière lui : « Moi, monsieur, je construis une cathédrale ! » Vous l’avez compris, les trois avaient raison, mais un seul avait de la vision.
Avoir de la vision, c’est-à-dire, savoir où veut-on aboutir, qu’est-ce qu’on veut construire. Ainsi, parler des enjeux de la SA, c’est identifier le but à atteindre et des objectifs réalistes pour y arriver. On parle ici de bien cerner le problème de la SA et de la pauvreté, d’en comprendre plus clairement les causes et les manifestations pour pouvoir nous y attaquer efficacement et réussir à faire reculer la misère qui engendre la faim.
Si on m’a demandé de m’adresser à vous c’est que ma fonction me place au carrefour d’expériences diverses, qu’elle me mandate à soutenir la réflexion collective sur leur efficacité et qu’elle me fournit ainsi une formidable expertise de premières mains
Je suis en effet le coordonnateur de la Table de concertation sur la faim et le développement social du Montréal métropolitain, un regroupement de près de 60 organismes et concertations qui œuvrent dans la grande région de Montréal sur le front le plus dramatique de la pauvreté : celui de la faim.
Et, de fait, à Montréal seulement, plus d’un demi-million de personnes vivent sous le seuil de faible revenu, soit près du 1/3 de la population. On parle évidemment ici de personnes vivant de l’aide sociale, soit 21%, mais aussi de 43% des travailleurs montréalais qui reçoivent un salaire les situant sous le seuil de faible revenu, selon une étude de l’Université de Montréal.
Or, depuis la crise de 2008-09, 80% des emplois créés sont des emplois précaires. On le voit, cette propension à remplacer des emplois à temps plein par des emplois précaires n’est pas un accident de parcours, mais une tendance lourde. Ainsi, le vieil adage qui veut que travailler constitue une sortie de pauvreté, n’est plus vrai.
Cette crise financière et économique a été précédée, on s’en souvient, par une crise alimentaire en 2007-2008 qui avaient occasionné des émeutes de la faim dans plusieurs pays et dont on calcule les impacts concrets chez nous depuis.
En effet, selon Statistique Canada, on assiste depuis 2008 à une hausse de près de 23% du prix des aliments avec une hausse marquée des produits de base comme les légumes frais (27%), les pommes de terre (55%) les céréales, etc. Et les prévisions des spécialistes nous indiquent que les prix des aliments resteront élevés encore longtemps,
C’est dire l’impact que de telles hausses répétées peuvent avoir sur la vie des personnes appauvries qui n’ont aucune marge de manœuvre budgétaire pour y faire face, car leur maigre revenu reste sensiblement le même.
Impact sur la vie des personnes appauvries
Le panier alimentaire de base
Et, de fait, dans un tel contexte de récession, comment font-ils pour se nourrir sainement ? Selon le Dispensaire Diététique de Montréal en 2011, une personne seule, qui souhaite manger sainement, doit débourser un minimum de 8.99$ par jour pour se nourrir, soit autour de 275$ par mois.
Regardons maintenant le revenu disponible de cette personne après en avoir déduit les frais incompressibles que sont le loyer, l’électricité, le téléphone et le transport.
Le budget d’une personne seule sur la sécurité du revenu
Les prestations de base d’une personne seule sur la sécurité du revenu sont en 2011 de 574$ par mois, soit 6 888$ par année, pour celle désignée comme apte au travail.
Or, les loyers à Montréal se situent maintenant à au moins 500$ pour un 2 ½. Les tarifs d’électricité grimpent régulièrement pour se situer à environ 50$ par mois pour un petit ménage chauffé au mazout et à 80$ pour un ménage chauffé à l’électricité. Les prix planchers du téléphone se situent mensuellement à 35$ et ceux du transport en commun à 68.50$ par mois pour la CAM.
Les limites à pouvoir budgéter
Un bref calcul nous permet donc de constater qu’avec les 574$ par mois de la sécurité du revenu, une personne ne peut se payer que le loyer d’un 2 ½, son électricité et son téléphone. Point ! Il ne lui reste alors qu’à peine 70$ par mois pour se nourrir, se vêtir, se déplacer et se soigner. On est loin du 275$ prévu par le DDM pour se nourrir convenablement. Et il ne faut surtout pas que surviennent des imprévus. Les personnes placées dans une telle situation coupent alors dans la nourriture et les médicaments. Et, plusieurs se tournent vers les banques alimentaires pour boucler leur fin de mois.
Mais ce régime de restrictions n’est pas sans conséquence. Plusieurs recherches ont démontré qu’une telle façon de survivre a des impacts très graves sur la santé de ces personnes, sur leur vie en général et sur leur environnement social. On parle ici d’impacts sur le poids insuffisant à la naissance, sur des problèmes d’asthme ou d’otites, sur un taux élevé de maladies cardio-vasculaires, de diabètes de type 2 et d’insuffisance rénale.
Une étude faite par l’Université du Québec à Rimouski, constate aussi un lien étroit entre l’insécurité alimentaire prolongée et la détérioration de la santé mentale, exprimée par un taux élevé de détresse psychologique entraînant des conséquences importantes sur la vie familiale et sentimentale, la capacité à étudier ou à travailler et les activités sociales, ces gens ayant tendance à s’isoler.
Enfin, la pauvreté engendre également son lot de problèmes sociaux. En effet, la pauvreté et la faim occasionne souvent un stress causé par cette détresse psychologique des parents qui ne peuvent se nourrir et nourrir convenablement leurs enfants, par la tension entre les désirs des enfants exacerbés par la publicité et les limites budgétaires de leurs parents, par la violence verbale et physique qu’engendre souvent cette tension familiale et par les tentations de fuites de ce contexte déprimant dans l’alcool et la drogue, sans compter les cas, moins répandus mais plus fréquents en milieux pauvres, de délinquance juvénile, d’inceste, etc.
Or, ce stress serait une des causes importantes des retards scolaires des enfants issus de ces milieux. Des chercheurs ont en effet démontré que le stress affecte la partie du cerveau qui régit la mémoire à court terme, celle qui retient les informations qui nous permettent d’apprendre à lire ou à résoudre des problèmes. C’est dire toutes les difficultés de concentration des enfants de ces milieux pour leur apprentissage académique autant à la maison qu’à l’école, difficultés multipliées par leur carence alimentaire et leur faim durant les heures de classe. C’est bien connu, « Ventre creux n’a pas d’oreille ».
Solutions économiques à y apporter et limites de ces solutions
Le tableau que je viens de vous brosser reflète la réalité bien triste à laquelle nous, groupes en SA, sommes confrontés à chaque jour. Cela nous a amené au cours de ces années à essayer différentes solutions pour aider ces personnes. Toutes ont engendré des retombées immédiates positives, mais certaines ont également démontré leurs limites. Les premières solutions qui nous viennent à l’esprit sont évidemment celles d’ordre économique.
Parlons d’abord de la hausse du revenu
Inspiré d’une valeur de justice sociale et mené par le Collectif pour un Québec sans pauvreté, un vaste mouvement social a réussi, il y a 9 ans, à faire adopter par l’Assemblée nationale la loi 112 pour combattre la pauvreté et l’exclusion sociale. Celle-ci prévoit de hausser régulièrement les revenus des plus pauvres pour suivre l’inflation, mais l’action gouvernementale tarde à se matérialiser à la hauteur des ententes pourtant conclues.
Aussi, le Collectif a-t-il repris le bâton du pèlerin pour demander un revenu au moins égal à la mesure du panier de consommation, soit 13 267$ par année pour les gens sur la sécurité du revenu et 10.16$ de l’heure pour le salaire minimum, ce qui constitue un revenu permettant une sortie de pauvreté.
Les dons alimentaires
La plus connue des autres solutions économiques est évidemment le don alimentaire. Approvisionnés par Moisson Montréal ou par la charité des individus, les comptoirs alimentaires, les soupes populaires et les Magasins Partage font appel à une autre valeur importante, la compassion.
Cependant, le don de nourriture est tributaire des invendus des transformateurs et des distributeurs alimentaires. Or, depuis quelques temps, on observe une diminution importante de leurs transferts aux banques alimentaires. C’est que, grâce aux codes-barres implantés il y a quelques années, les entreprises alimentaires gèrent maintenant beaucoup mieux leurs stocks. Il y a moins de surplus, moins de lots non conformes ou mal étiquetés. Bref, les banques alimentaires reçoivent de moins en moins de nourriture à donner.
Cette situation d’ordre structurelle les obligera dorénavant à mieux gérer eux aussi les dons qu’ils reçoivent, à peut-être envisager une hiérarchie dans la redistribution des denrées en fonction des cas les plus lourds et à privilégier d’autres approches favorisant le développement de l’autonomie et de la solidarité alimentaire, du moins pour une bonne partie de leur population cible.
De plus, aussi nécessaire soient-elles pour aider les gens à survivre, ces interventions laissent toutefois la personne seule, de retour chez elle, pour affronter la situation qui l’a menée à cette extrémité. L’isolement lourd et pesant devant tous ses problèmes de survie demeure le même qu’avant. La détresse reste là, inchangée. Et, de dépannage en dépannage, la personne ne voit pas la lumière au bout du tunnel. C’est que, aussi essentielles soit-elle pour dépanner quelqu’un en difficulté, cette aide directe, si elle se prolonge dans la vie d’un individu, a tendance à le confirmer dans son impuissance à solutionner des problèmes aussi élémentaires que sa survie.
Bref, au lieu de combattre réellement la pauvreté, le don alimentaire, à la longue, a tendance à la gérer. Cela ne veut pas dire qu’il faille l’abolir, mais plutôt qu’il comporte ses limites et qu’il nous faut faire plus.
La baisse des prix constitue la troisième solution envisagée
Une autre solution aux problèmes de pauvreté et de faim consiste à baisser les prix. Dans ce domaine, deux grandes approches fort différentes sont ici en présence.
- La première consiste à s’attaquer au problème à sa source, c’est-à-dire là où se fixe les prix, dans la concurrence féroce que se livrent les pays producteurs agricoles au niveau international. Actuellement, 3 produits alimentaires sont contingentés au Canada, le lait, la volaille et les œufs, C’est-à-dire qu’on limite et encadre leur production et distribution pour donner aux producteurs un revenu équitable pour leur travail et permettre aux consommateurs de payer un prix raisonnable et relativement stable pour ces produits.
La Coalition pour la souveraineté alimentaire vise à étendre cette gestion de la production et de la distribution alimentaire à d’autres produits du panier alimentaire de base. Considérant que les aliments, avant d’être un bien commercial, sont d’abord un besoin essentiel, elle cherche donc à soustraire à la juridiction de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) toute production agricole nationale qui vise à nourrir sa propre population. L’OMC garderait alors juridiction sur les transactions alimentaires internationales.
- La seconde approche pour baisser le prix des aliments est plus à la portée immédiate des groupes communautaires. Inspirée d’une autre valeur importante, la solidarité, elle consiste à acheter collectivement les denrées alimentaires à des prix de gros.
Différentes formules d’achats groupés ont déjà vu le jour. Après la formule déjà expérimentée dans les années 70 des clubs de consommateurs, essentiellement des épiceries communautaires, plusieurs formules d’achats groupés ont vu le jour depuis :
D’abord les cuisines collectives dont le mérite principal est l’autonomie alimentaire de leurs membres, la création des liens de solidarité entre elles et la réappropriation de leur savoir culinaire.
La formule des groupes d’achats coopératifs permet à leurs membres, par leur volume d’achat, d’économiser grandement. Elle y parvient justement grâce à un fonctionnement très léger qui ne laisse aucun aliment invendu dans le local une fois les redistributions bimensuelles terminées.
Une autre formule s’est développée autour de fermes écologiques. Principalement organisé pour que les consommateurs soutiennent les producteurs biologiques, l’Agriculture soutenue par la communauté offre des paniers constitués essentiellement des produits cultivés sur une ferme. Tributaire des coûts plus élevés de la production biologique, cette formule ne prétend cependant pas s’adresser aux citoyens les plus pauvres.
Une autre formule d’achats groupés, Bonne boîte, Bonne bouffe, offre aux gens trois grosseurs de paniers essentiellement de fruits et légumes à des prix forts avantageux. Les clients ne choisissent cependant pas ce qu’il y a dedans et ne constituent pas un réseau d’entraide entre eux.
Une dernière formule d’achats groupés a vu le jour qui reprend essentiellement la formule des clubs de consommateurs des années 80 : les épiceries communautaires. Fonctionnant comme une épicerie, mais collectivement, elle en a les avantages collectifs et les inconvénients, soit un déboursé initial non récupérable pour l’inventaire, des pertes régulières pour les denrées périssables et un fonctionnement basé sur le bénévolat.
Comme on le voit, dans les achats groupés, la ligne de démarcation, au-delà des types de fonctionnement plus ou moins lourd, se situe souvent entre les groupes qui offrent à leurs clients un simple service permettant d’économiser sur leurs achats de denrées et ceux qui partent de cette forme de solidarité économique pour aller plus loin et permettre à leurs membres de se constituer en réseaux citoyens d’entraide.
Mettons cependant les choses au clair. Il ne s’agit pas ici de considérer une approche meilleure qu’une autre, mais de les évaluer en fonction du but recherché. Chaque approche répond à un but et chaque but a sa légitimité. Ainsi, si nous cherchons à aider les personnes affectées à survivre malgré leur faible revenu, l’aide alimentaire est toute désignée. Mais si nous voulons dépasser cet état des choses et soutenir les personnes dans une démarche collective leur permettant de reprendre confiance dans leur capacité à changer leur situation, d’autres formules sont alors plus appropriées, comme les cuisines collectives et les groupes d’achats coopératifs.
En fait, la lutte efficace à la faim et à la pauvreté dans un pays comme le nôtre peut se résumer en trois moyens :
- Avant tout, une hausse marquée du revenu des plus pauvres basée sur la redistribution de la richesse collective
- Des services sociaux universels avec tarifs préférentiels pour les plus bas revenu, notamment pour le logement social, l’alimentation en milieu scolaire, les services de garde, le transport public, etc.
- Un réseau communautaire faisant le pari de soutenir l’organisation citoyenne et jouissant pour ce faire d’un financement équitable et durable pour accompagner les personnes appauvries dans un cheminement de reprise en main de leur vie individuelle et collective.
Il s’agit là d’un choix de société nécessitant des luttes prolongées, mais également d’un choix d’interventions auprès des citoyens les plus appauvris que devra faire le mouvement populaire.
Ce choix ne se fera cependant pas sans effort de notre part. Il nous faudra oser. Oser dépasser notre vision centrée sur la seule sécurité alimentaire pour adopter une approche plus globale de lutte à la pauvreté. Conséquemment, il nous faudra oser envisager les solutions d’un point de vue qui tienne compte des autres façons de combattre la pauvreté.
Ainsi, si nous prenons en considération le prix des aliments sur le marché, il apparaîtra alors utile de travailler avec la Coalition pour la souveraineté alimentaire, pour pouvoir légiférer sur notre production alimentaire et sur les prix à la consommation.
Si nous considérons que ça n’a pas de bon sens d’essayer de joindre les deux bouts avec le peu que l’on reçoit de la Sécurité du revenu ou d’un travail à temps partiel au salaire minimum, on devra s’associer avec le Collectif pour un Québec sans pauvreté, qui réclament un barème plancher et un salaire minimum décent.
Il nous faudra aussi oser se faire une tête commune entre intervenants d’un même quartier sur le développement social et économique que nous voulons pour notre milieu, vérifier la convergence de nos interventions respectives et les modifier si nécessaire pour créer une synergie capable de réellement changer les choses. À terme, ce réseau d’organismes constituera également autant de passerelles que pourront emprunter les citoyens en cheminement.
Mais, pour y arriver, il nous faudra avant tout oser changer de regard sur les personnes. Il nous faudra envisager la solution aux problèmes des individus à partir de la mise en valeur de leurs propres ressources et de leur participation au redressement de leur situation.
Pour cela, il nous faudra oser regarder nos usagers par la lorgnette de leurs capacités, de leurs compétences, de leurs habiletés et de leurs rêves, plutôt que par celle, unique, de leurs problèmes.
En clair, il nous faudra oser passer du client au citoyen.
Cette valorisation de chaque citoyen qui s’adresse à nous autour de son potentiel nous obligera à oser penser le développement d’un milieu, non plus seulement à partir de nos seules ressources d’intervenants communautaires ou institutionnels, mais à partir de réseaux de citoyens que nous soutiendrons dans leurs efforts à se reprendre en main et à reprendre en main le développement de leur quartier.
Concrètement, il nous faudra oser penser autrement nos interventions en mettant les citoyens concernés au cœur de nos stratégies de développement et en les impliquant à chacune des étapes de l’action afin qu’à terme, ils soient en mesure d’assumer collectivement leur propre développement et celui de leur environnement.
Dans les faits, il nous faudra enfin oser faire de cette perspective citoyenne dans nos organismes l’enjeu déterminant pour atteindre nos objectifs de lutte à la faim et à la pauvreté. En effet, à la lumière de la conjoncture actuelle où nous ne pouvons compter sur la volonté affirmée de nos gouvernements majoritaires qui n’en ont que pour leurs amis et leurs profits indécents, seul un mouvement populaire ayant retrouvé des assises citoyennes fortes pourra les forcer à nous entendre et à assumer entièrement leurs responsabilités.
Le but : revenir à une société qui se fonde sur ses citoyens, leur fait confiance et trouve sa force et sa richesse collective dans la participation et les talents de tous et de toutes.
Je vous remercie de votre attention !