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La faim, un problème mondial structurel
 

Conférence de Jean-Paul Faniel au Forum sur la sécurité alimentaire du Bas-Richelieu, 21 mars 2013 : La faim, un problème mondial structurel (2013)

Mesdames, Messieurs, bonjour,

On m’a demandé de vous entretenir aujourd’hui de la faim dans le monde et chez nous et d’en dégager des pistes de solutions à la portée de tous, organismes comme citoyens. Le sujet est assez vaste, car les réalités en cause sont multiples. Je vais cependant tenter de vous en brosser un tableau succinct.

Les crises alimentaires mondiales successives, les prédictions des experts et les causes de ces crises successives

Les crises alimentaires, vous le savez, font des ravages dans le monde. Il s’agit de crises souvent silencieuses, tellement elles deviennent fréquentes et qui ne font plus la une des journaux, à moins d’émeutes comme on les a connu en 2008-2009. Pourtant, elle touche, sur la planète, quelques 870 millions de personnes qui souffrent de la faim comme l’indique le rapport « Etat de l’insécurité alimentaire dans le monde 2012 », présenté dernièrement par l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (la FAO). De ces gens, plus de 70% sont des agriculteurs de métier. Quel paradoxe incroyable !

Dans une déclaration commune de la fin août 2012, les dirigeants de la FAO, du Fonds international pour le développement agricole (le FIDA) et du Programme alimentaire mondial appelaient donc à une intervention rapide et coordonnée à l’échelle internationale pour empêcher la répétition de la crise alimentaire qui avait frappé le monde en 2008-2009. Elles ajoutaient que tant que nous n’aurons pas trouvé le moyen de mettre notre système alimentaire à l’abri de ce genre de chocs, le danger persistera.

À l’appui de ces dires, la Banque mondiale rapportait que les prix alimentaires mondiaux avaient augmenté de 10% durant le seul mois de juillet 2012 et qu’ils devraient rester élevés et volatiles sur le long terme. Durant ce même été 2012, cette hausse a atteint 25% pour le blé, 17% pour le soja et 25% pour le maïs, amenant ces deux dernières céréales à un plafond historique, avec des conséquences importantes sur la hausse du prix des viandes. Au Mozambique, à titre d’exemple, le prix du maïs a flambé de 113% en un seul mois, celui du sorgho, une céréale africaine, de 220% au Soudan. En fait, le monde en est à sa troisième flambée des prix des aliments en cinq ans, a alors rappelé l’ONU.

OXFAM international ajoutait à ces déclarations catastrophiques une étude rigoureuse et conservatrice indiquant que le prix des aliments de base doublera d’ici 20 ans au rythme où vont les choses. Ainsi, les prix du maïs augmenteraient de 177%, ceux du blé de 120% et ceux du riz raffiné de 107%. Pour illustrer l’impact que ces hausses vertigineuses auraient sur les populations les plus pauvres de la planète, OXFAM ajoutait que dans les pays du Sahel, les ménages consacrent actuellement en moyenne de 50% à 75% de leur budget à se nourrir. Imaginez les crises humanitaires majeures que cette tendance à la hausse aura sur les populations.

La faim dans les pays occidentaux

Or, nous pensons trop souvent que la faim ne frappe que dans des endroits très éloignés du confort de nos fauteuils. Et qu’elle a peu à voir avec la crise économique qui nous affecte. La réalité est pourtant très différente. Il y a de plus en plus de personnes qui souffrent de la faim dans les pays occidentaux du Nord. Il ne s’agit évidement pas de la famine telle qu’elle touche des pays d’Afrique et d’ailleurs, mais elle implique bel et bien une absence de calories et de protéines minimales nécessaires, qui a des conséquences sur notre santé et sur nos vies.

Ainsi, cela fait plusieurs années que l’on évoque les terribles chiffres de la faim aux Etats-Unis : 49 millions de personnes affectées, soit 16% des ménages, selon les données du Département de l’Agriculture des Etats-Unis, dont plus de 16 millions d’enfants. Des chiffres anonymes mais vraiment scandaleux dans le pays le plus riche du monde.

En Espagne, pays de la riche Union européenne, la faim est également devenue une réalité tangible. Pour bon nombre de personnes frappées par la crise, c’est pour eux : pas de travail, pas de salaire, perte de sa maison et pas de nourriture. Ainsi, d’après les chiffres de l’Institut National de Statistiques espagnols, en 2009, on estimait que plus d’un million de personnes avaient des difficultés à consommer le minimum alimentaire nécessaire. Aujourd’hui, la situation est encore pire, même si elle n’est pas chiffrée. Les organismes sociaux y sont débordés et, ces dernières années, les demandes d’aide alimentaire et de médicaments ont doublées. D’après l’organisation Save the Children, avec un taux de pauvreté infantile de 25%, de plus en plus d’enfants ne mangent pas plus d’une fois par jour, à la cantine scolaire, à cause des difficultés que rencontrent leurs familles.

Conséquences dramatiques de cette crise pour des milliers de personnes ; la faim, la pauvreté, l’expulsion de son logement, le chômage… mais aussi, disons-le, luttes et mobilisations citoyennes refusant de payer pour une crise créée par les banques. D’après un rapport de la Fondation Foessa, l’Etat espagnol compte de la sorte l’un des taux de pauvreté les plus élevés de toute l’Europe, se situant juste derrière la Roumanie et la Lettonie. Une réalité qui s’impose aux observateurs extérieurs, malgré la volonté de certains de la passer sous silence.

Depuis ces pronostics, la situation de la faim a encore empiré à l’occasion de l’actuelle crise économique européenne, notamment dans les pays du sud de l’Europe comme la Grèce et le Portugal, mais aussi la France et l’Italie.

Les causes de ces crises alimentaires

En fait, la crise économique est intimement liée à la crise alimentaire. On sait que les spéculateurs qui nous ont conduit à la crise des hypothèques « subprime », appelée ici les « papiers commerciaux », et à la « grande crise économique » de septembre 2008, sont les mêmes qui spéculent aujourd’hui avec les matières premières alimentaires (riz, maïs, blé, soja…), provoquant ainsi une très importante augmentation des prix mondiaux, comme le reconnaît d’ailleurs l’ONU elle-même. Cette augmentation rend ces produits inaccessibles pour de larges couches de la population, particulièrement dans les pays du Sud. On parle ici des Fonds d’investissements, des compagnies d’assurances et des banques qui achètent et vendent ces produits sur les « marchés à terme » dans le seul but de spéculer avec ceux-ci et de faire des profits mirobolants. Quoi de plus sûr et de moins risqué en effet que la nourriture pour investir, puisque nous devons tous, normalement, en consommer tous les jours.

En Allemagne, la Deutsche Bank vante dans sa publicité des bénéfices faciles si l’on investit dans les produits agricoles en hausse. Des « affaires intéressantes » du même genre sont proposées par les principales banques européennes, comme BNP Paribas en France. D’après les données du World Development Movement, Barclays Bank en Angleterre, a empoché en 2010 et 2011 près de 900 millions de dollars grâce à la seule spéculation sur l’alimentation. On y vante de juteux bénéfices économiques aux clients qui investissent dans les aliments sous le slogan « un dépôt 100% naturel » en leur offrant un fonds spéculatif qui opère dans l’alimentaire.

Une récente étude de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) démontre d’ailleurs que de 60 à 70% des fluctuations des cours des ressources naturelles n’ont rien à voir avec l’offre, la demande, Dame Nature ou les travailleurs en sueur dans les champs. Ce sont surtout « les gars en complet bleu » confortablement assis devant un ordinateur qui dictent le jeu. L’analyse des auteurs de l’étude indique que moins du tiers des variations de prix du sucre, du blé, du maïs ou du soja peuvent être expliquées par des évènements liés à l’économie « réelle ». En fait, les mouvements des cours sont amplifiés par les « traders » à haute fréquence qui spéculent à des intervalles très courts (mesurés en millisecondes).

La faim, malgré ce qu’on nous dit, ne dépend donc pas tant des sécheresses, des conflits militaires, que de ceux qui contrôlent et qui dictent les politiques agricoles et alimentaires et qui possèdent les ressources naturelles (eau, terre, semences…). Le monopole actuel du système agroalimentaire, aux mains d’une poignée de multinationales qui disposent du soutien des gouvernements et d’institutions internationales, impose un modèle de production, de distribution et de consommation des aliments au service des seuls intérêts du capital et non pas des besoins essentiels des populations du monde. Il s’agit d’un système qui provoque la faim, la perte d’agro-diversité, l’appauvrissement des paysans et le changement climatique. Un système où le profit de quelques uns passe avant les besoins alimentaires de la majorité, comme le confirme Jean Ziegler, l’ancien rapporteur spécial de Nations-Unies sur le droit à l’alimentation dans son dernier livre « Destruction massive ».

Situation de la pauvreté et de la faim chez nous

Mais qu’en est-il chez nous ? À Montréal seulement, près d’un demi-million de personnes vivent sous le seuil de faible revenu, soit près du 1/3 de la population. On parle évidemment ici de personnes vivant de l’aide sociale, soit 21%. On parle également de 43% des travailleurs montréalais qui reçoivent un salaire se situant sous le seuil de faible revenu, phénomène qui s’est aggravé avec la crise financière et économique de 2008-2009 qui a vu le nombre d’emplois précaires exploser. La situation au Québec est sensiblement la même, quand ce n’est pas pire suite aux fermetures successives d’usines conséquentes à cette crise économique.

Or, celle-ci a été précédée, on s’en souvient, par une crise alimentaire qui avaient occasionné des émeutes de la faim dans plusieurs pays et dont on calcule depuis les impacts concrets chez nous.

Ainsi, depuis 10 ans au Québec, le prix des aliments a augmenté de 30%, l’inflation sur tous les produits a grimpé, elle, de 20%, alors que le revenu moyen n’a monté que d’à peine 10%. On mesure là la perte de pouvoir d’achat de la classe moyenne à revenu inférieur et, évidemment, celle des plus pauvres d’entre nous : les assistés sociaux, les travailleurs pauvres en nette augmentation depuis la crise de 2008, les personnes âgées et les enfants de ces familles sans le sou.

À titre d’exemple, en 2012, une personne seule apte au travail ne pouvait compter que sur 7 357. $ annuellement1 pour [sur]vivre, ce qui ne représente que 30.2 % du seuil de faible revenu établi par Statistique Canada.  Après les dépenses fixes minimales que sont le logement et les services de base (téléphone, électricité, etc.), il reste bien peu pour l’alimentation. Elle constitue d’ailleurs le poste de dépense le plus compressible dans le budget des ménages à faible revenu qui doivent alors couper autant dans la quantité que dans la qualité de la nourriture2.

Les impacts sur la vie des personnes appauvries ici

le panier alimentaire de base

Et, de fait, dans un tel contexte de récession, comment font-ils pour se nourrir sainement ? Pour y répondre, le Dispensaire Diététique de Montréal a établi, depuis 1922, le « Panier à provisions nutritif » : il s’agit en fait de la liste actualisée régulièrement des aliments requis pour satisfaire, à moindre coût, les besoins alimentaires de base de tout individu selon les recommandations du guide alimentaire canadien.

Ainsi, en 2010, une personne seule, qui souhaitait manger sainement selon les recommandations de ce panier nutritif, devait débourser un minimum de 8.29$ par jour pour se nourrir, et ce, sans faire aucun excès, soit 248.76 par mois. Pour une famille de quatre personnes, étant donné les économies d’échelle, cela représente 6,91$ par jour et par personne, soit 207.30$ par mois.

Regardons maintenant le revenu disponible des personnes appauvries pour se procurer ce panier à provisions nutritif, après en avoir déduit les frais incompressibles que sont le loyer, l’électricité, le téléphone et le transport.

le budget d’une personne seule sur la sécurité du revenu

Les prestations d’une personne seule apte au travail sur la sécurité du revenu ne s’élèvent en 2012 qu’à 7,357.$ annuellement3 pour [sur]vivre, ce qui ne représente que 30.2 % du seuil de faible revenu établi par Statistique Canada.

Or, les loyers à Montréal et ses environs ont eux aussi subi des hausses importantes depuis quelques années et se situent maintenant à au moins 550.$ pour un 3 ½ et à facilement 450.$ pour un 2 ½. Les tarifs d’électricité grimpent régulièrement eux aussi  pour se situer à environ 80.$ par mois pour un ménage chauffé au mazout et à 90$ pour un ménage chauffé à l’électricité. Les prix planchers du téléphone se situent à 35.$ par mois et ceux du transport en commun à 70$ par mois pour la CAM.

les limites à pouvoir budgéter

Un bref calcul nous permet donc de constater qu’avec les 604.$ par mois de la sécurité du revenu, une personne seule ne peut se payer que le loyer d’un 2 ½, son électricité et son téléphone. Point ! Il ne lui reste alors qu’à peine 50.$ par mois pour se nourrir, se vêtir, se déplacer et se soigner. On est loin du 248.$ pour le seul panier à provisions nutritif  prévu par le DDM. Et il ne faut surtout pas que surviennent des imprévus comme le réfrigérateur qui casse, car acheté de seconde main, un rendez-vous chez le dentiste ou une nouvelle paire de lunette.

Aussi, bien que constitué d’aliments de base peu coûteux, le Panier à provisions nutritif du DDM, considéré comme le strict minimum pour assurer la sécurité alimentaire, restent ainsi inaccessible pour plus de 20% des Montréalais ! Pour ces gens, en fait, on a beau vouloir se faire un budget pour mieux économiser, encore faut-il avoir quelque chose à budgéter. Ainsi obligés de comprimer leurs dépenses dans les seuls items compressibles, les personnes placées dans une telle situation de précarité extrême coupent alors dans la nourriture et les médicaments. Une étude a d’ailleurs démontré que 24% des canadiens mangent moins, parce que la nourriture est devenue trop chère pour ce qui leur reste de budget.

Plusieurs d’entre eux se tournent donc vers les banques alimentaires pour boucler leur fin de mois. Depuis 2008, la fréquentation des banques alimentaires à Montréal a ainsi bondi de 22%, allant même jusqu’à 50% certains mois. La proportion d’aînés a triplé. En 2012, 350 000 personnes différentes ont ainsi reçu une aide d’urgence. De ce nombre, 41% étaient des femmes, 36% des enfants, 23% des immigrants, 11.3% des aînés et 5% des étudiants du postsecondaire. Le profil de revenu de ces personnes est de 63.9% sur la sécurité du revenu, 9.4% ont un revenu d’emploi, 7.1% vivent de pensions et 6.7% de l’assurance-emploi et 4.4% de prêts/bourses.

Impacts sur la santé physique, psychologique et sociale

Nous ne sommes pas au Bangladesh. Les pauvres ici ne meurent pas de faim. Mais ce régime de restrictions a tout de même des effets dévastateurs sur leur santé physique, psychologique et sociale. Au niveau de la santé physique, les inégalités de revenus sont responsables de 20 % des années potentielles de vie perdues et naître pauvre entraîne un risque plus élevé d’avoir un poids insuffisant à la naissance, de souffrir de problèmes d’asthme ou d’otites, de faire de l’embonpoint dès l’âge de six ans ou d’avoir une mauvaise santé dentaire. De plus, l’enfance est une période cruciale durant laquelle un état persistant de pauvreté aura des conséquences qui dureront toute la vie, même si le niveau de vie s’améliore. En outre, on observe chez ces populations un taux anormalement élevé de maladies cardio-vasculaires, de diabètes de type 2 et d’insuffisance rénale.

La pauvreté et la faim ont également des impacts sur la santé psychologique exprimée par un taux élevé de détresse psychologique ayant des conséquences importantes sur leur vie familiale et sentimentale, leur capacité à étudier ou à travailler et leurs activités sociales, ces gens ayant tendance à s’isoler. Fait troublant, on a enfin noté dans cette recherche une tendance suicidaire 5.5 fois plus élevée chez ces personnes que dans la population en général, ces gens passant de fait à l’acte fatidique 11 fois plus souvent que pour l’ensemble de la population.

Les impacts sociaux

Enfin, la pauvreté engendre également son lot de problèmes sociaux. Pour n’en nommer que deux, citons d’abord le stress causé par cette détresse psychologique des parents qui ne peuvent pas se nourrir et nourrir convenablement leurs enfants, par la tension entre les désirs des enfants exacerbés par la publicité et les limites budgétaires de leurs parents, par la violence verbale et physique qu’engendre souvent cette tension familiale et par les tentations de fuites de ce contexte déprimant dans l’alcool et la drogue, sans compter les cas moins répandus mais plus fréquents en milieux pauvres de délinquance juvénile, d’inceste, etc.

Or, selon le très réputé magazine The Economist du 2 avril 2009 qui cite des recherches récentes faites aux États-Unis, ce stress lié à la pauvreté serait une des causes importantes des retards scolaires des enfants issus de ces milieux. Plus spécifiquement, ces chercheurs ont démontré que le stress affecte la partie du cerveau qui régit la mémoire à court terme, celle qui retient les informations qui nous permettent d’apprendre à lire ou à résoudre des problèmes. C’est dire toutes les difficultés de concentration des enfants de ces milieux pour leur apprentissage académique autant à la maison qu’à l’école, difficultés multipliées par leur carence alimentaire et leur faim durant les heures de classe. C’est bien connu,  « Ventre creux n’a pas d’oreille ».

La pauvreté, l’aboutissement d’un processus

Cependant, si l’on veut s’attaquer aux problèmes de fonds de cette pauvreté et de la faim qui en découle, il faut en comprendre les fondements. Pour cela, il nous faut poser cette question : d’où vient la pauvreté ? Bien que les trajectoires de chacune des personnes pauvres aient leurs particularités incontestables, nous pouvons regrouper essentiellement deux causes majeures à leur pauvreté :

  1. Une rupture brusque des conditions de vie d’une personne ou d’une famille leur faisant perdre leurs références habituelles. On parle ici d’une perte d’emploi, d’une séparation, d’un passage à la retraite sans préparation, du décès d’un conjoint, de l’arrivée d’un migrant dans une nouvelle région ou de celle d’un immigrant dans un nouveau pays, etc.
  2. Un processus prolongé d’échecs répétés tout au long de leur vie. Parmi ces échecs à répétition, identifions ces frustrations continuelles de ne pouvoir se procurer tout ce que la publicité nous décrit comme les constituants du bonheur individuel, échecs affectifs également provenant d’un milieu souvent aux prises avec tellement de difficultés fonctionnelles que l’attention portée à chacun des enfants en souffre grandement. Aussi, échecs scolaires provenant du stress familial évoqué plus avant, peu propice à la concentration académique et qui leur font rapidement percevoir l’école comme un autre lieu d’échecs dévalorisant, plutôt que comme un lieu d’épanouissement. D’où leur propension à décrocher rapidement de l’école qui ne semble pas leur apporter l’estime de soi qui leur manque. Et d’où également les difficultés à se trouver un emploi leur permettant de mieux gagner leur vie. Échecs enfin au travail, quand ils perdent leur gagne-pain parce que le type d’emploi qu’ils peuvent trouver se situe souvent dans un créneau de travail fragilisé par les aléas du marché local face à la concurrence internationale ou aux crises économiques, comme on en vit régulièrement depuis quelques années.

Tous ces échecs répétés ont, à la longue, des effets déstructurants sur la personne qui les vit, car ils sont souvent perçus comme des preuves la confirmant dans son impuissance. D’où cette attitude souvent défaitiste que l’on rencontre chez les plus pauvres qui sont convaincus de ne pouvoir assumer telle ou telle tâche qu’on leur propose ou de ne pouvoir s’en sortir qu’en gagnant à la Lotto.

Et le malheur, c’est que cette perception de soi d’être né pour un petit pain se transmet de génération en génération par des petites remarques, mais surtout par des attitudes engendrant ce que j’appellerais la culture de la pauvreté.

Pour contrer la faim et à la pauvreté, pas de solutions miracles

Pour contrer ce sentiment d’impuissance créé par tant d’échecs successifs, il faut, j’en suis convaincu, soutenir un autre processus permettant à ces gens fragilisés d’expérimenter une série de petites réussites qui leur prouveront qu’ils ont en eux les capacités de réaliser leurs objectifs et leur redonneront assez confiance en soi pour, à terme, relever à nouveau des défis plus personnels.

Ce processus, par définition, ne se fera cependant pas seul. Fragilisées par cette perception d’impuissance à changer le cours de leur vie, ces personnes ont besoin d’être accompagnée dans la redécouverte de leurs possibilités. Encouragés à prendre en charge, avec d’autres, de petites responsabilités liées aux objectifs communs du groupe, ces gens, pour peu qu’ils soient ouvertement valorisés dans leurs réussites, se convaincront peu à peu de leurs habiletés et reprendront ainsi du pouvoir sur leur vie.

On put créer ce type de processus dans différents types d’intervention, mais ceux qui semblent donner de meilleurs résultats semble tourner autour de la création de réseaux citoyens d’économie et d’entraide où le rapport créé entre l’usager et le groupe en est un favorisant le sentiment d’appartenance à une communauté d’intérêts économique et sociaux, l’organisation de services assumés par les usagers eux-mêmes et le développement de connaissances contribuant à l’épanouissement des capacités des participants. On parle ici de groupes d’achats coopératifs, de cuisines collectives, de jardins collectifs, etc.

Solutions que nous préconisons

Le tableau que je viens de vous brosser nous a amené à identifier différentes solutions pour lutter  plus efficacement contre la faim et la pauvreté. Les voici :

Nous demandons à l’État :

D’appliquer chez nous le droit à l’alimentation et d’intervenir pour réguler ce droit.

Nous croyons que les aliments ne sont pas que des produits commerciaux comme les autres, comme les autos ou les meubles. Ce sont avant tout des besoins essentiels relevant d’un droit fondamental. À ce chapitre, nous devons rappeler à l’État ses engagements internationaux sur le droit à l’alimentation et exiger qu’il décrète qu’ici, les aliments ne doivent pas être soumis aux seules lois du marché, mais régis par des règles assurant ce droit à tous.

De hausser le revenu des plus pauvres.

Le droit à l’alimentation, rappelons-le, n’est pas celui d’être nourris, mais d’avoir les revenus suffisants pour se nourrir et nourrir sa famille, tel que formulé dans la déclaration de l’ONU. Aussi, une hausse marquée du revenu des plus pauvres basée sur la redistribution de la richesse collective devient une nécessité pour assurer l’application de ce droit. À cet effet, la loi 112, adoptée il y a 10 ans au Québec pour combattre la pauvreté et l’exclusion sociale, a le mérite de situer la pauvreté comme un problème sociétal et non comme un simple problème personnel. Cette loi prévoit de hausser régulièrement les revenus des plus pauvres pour suivre l’inflation. Aussi est-il urgent d’exiger de l’État québécois, comme le réclame le Collectif pour un Québec sans pauvreté,

  • Qu’il augmente le salaire minimum pour permettre une sortie de pauvreté et qu’il l’indexe annuellement, soit de dépasser le seuil de faible revenu qu’il a lui-même établi.
  • Qu’il hausse les prestations d’aide sociale pour qu’elles couvrent les besoins essentiels et correspondent au panier de consommation établi par lui-même.

De décréter une baisse des prix de certains aliments.

En matière de baisse des prix, trois approches sont avancées :

  • La première s’attaque au problème à sa source, soit l’établissement par l’État d’un panier alimentaire de base de quelques 40 aliments produits ici et soumis à la gestion de l’offre, que l’on connaît déjà dans le lait, la volaille et les œufs, pour lesquels les agriculteurs recevraient un revenu stabilisé suffisant pour bien vivre et pour lesquels les citoyens-mangeurs paieraient un montant abordable, lui aussi relativement stabilisés et à l’abri des fluctuations sauvages des crises alimentaires mondiales. Évidemment, cela exigerait de notre État canadien qu’il affronte les dictats de l’OMC et qu’il s’allie à d’autres états pour permettre à chacun de nourrir sa population. On parle ici d’aliments racines facilement conservables l’hiver (patates, carottes, ails, oignons, navets, etc) et de produits maraichers élevés en serre (tomates, laitues, poivrons, etc) auxquels on pourrait éventuellement ajouter certaines viandes (bœuf, porc, cheval, etc).

À l’instar de la dynamique internationale initiée par le Parti Québécois pour l’exception culturelle il y a quelques années, le gouvernement du PQ pourrait se faire le porteur d’une telle politique internationale de souveraineté alimentaire permettant à chaque pays de se mettre à l’abri des amendes de l’OMC pour s’assurer de pouvoir nourrir leur population à même leur propre production agricole.

  • La seconde approche pour baisser le prix des aliments est plus à la portée immédiate des groupes communautaires. Le don alimentaire est l’approche la plus répandue et celle que nous connaissons tous. Bien que nécessaire en situation d’urgence, elle ne fait, avouons-le, que maintenir les gens en mode survie et est toujours à recommencer,
  • Inspirée d’une valeur importante, la solidarité, la troisième approche consiste à acheter collectivement des denrées alimentaires au prix de gros. En la matière, plusieurs initiatives communautaires ont vu le jour, certaines s’en tenant aux seuls achats collectifs, d’autres favorisant la création de groupes citoyens d’économie et d’entraide permettant à leurs membres de reprendre ensemble du pouvoir sur leur alimentation et sur leur vie.

D’assurer un financement équitable et récurrent de ces groupes d’entraide alimentaire

Qui accompagnent les personnes appauvries dans des processus de revalorisation de leurs pouvoirs d’initiative et dans des parcours d’autonomisation collective de leur alimentation et de leur vie, financement qui devrait s’étendre également aux regroupements communautaires offrant à ces groupes de la concertation, de la circulation d’information et surtout de la formation leur permettant d’améliorer leur efficacité à soutenir les plus pauvres d’entre nous.

De garantir des services sociaux universels et gratuits avec tarifs préférentiels selon le revenu,

notamment pour la santé, l’éducation, le logement, les services alimentaires d’urgence et l’accès à une saine alimentation en milieu scolaire. Relevant de droits fondamentaux reconnus, ces différents services ont un impact important sur l’alimentation des plus pauvres.

Aussi, préconisons-nous que l’État :

–    construise davantage de logements sociaux avec tarifs préférentiels selon le revenu pour dégager une marge de budget permettant aux gens de mieux se nourrir

  • assure à tous les gens en situation d’urgence un accès de proximité aux services de don alimentaire
  • élabore un plan de développement de la Mesure alimentaire en milieu scolaire avec tarifs préférentiels selon le revenu pour en arriver à son universalisation et favorise ainsi une saine alimentation des écoliers et l’égalité des chances dans leur apprentissage académique
  • élabore un plan de développement de l’apprentissage culinaire et nutritionnel en milieu scolaire et communautaire pour améliorer l’alimentation des écoliers et s’assurer de la collaboration de leur famille
  • s’assure de l’accessibilité, le soir et les fins de semaine, des locaux publics, notamment les écoles, pour permettre aux groupes communautaires concernés d’y développer leurs activités d’achats collectifs et de cuisines collectifs.

demander des transferts fédéraux

permettant aux paliers provinciaux d’assumer ces responsabilités relevant, pour plusieurs d’entre elles, de compétences provinciales.

Conclusion : De la sécurité alimentaire à la solidarité alimentaire

Pour faire tout cela, il nous faudra cependant oser. Oser regarder nos usagers par la lorgnette de leurs capacités, de leurs compétences, de leurs habiletés et de leurs rêves, plutôt que par celle, unique, de leurs problèmes. En fait, il nous faudra oser passer du client au citoyen.

Cette valorisation de chaque citoyen qui s’adresse à nous autour de son potentiel nous obligera à oser penser le développement d’un milieu non plus seulement à partir de nos seules ressources d’intervenants communautaires ou institutionnels, mais à partir de réseaux de citoyens d’économie et d’entraide que nous soutiendrons dans leurs efforts à se reprendre en main et à reprendre en main le développement de leur coin de pays.

Concrètement, il nous faudra oser penser autrement nos interventions en mettant les citoyens concernés au cœur de nos stratégies de développement et en les impliquant à chacune des étapes de l’action, afin qu’à terme, ils soient en mesure d’assumer collectivement leur propre développement et celui de leur environnement. Enfin, il nous faudra oser passer de la sécurité alimentaire à la solidarité alimentaire. C’est-à-dire ne plus seulement viser la survie de nos concitoyens les plus pauvres, mais leur reprise de pouvoir collectif sur leur alimentation et sur leur vie.

Le but: revenir à une société qui se fonde sur ses citoyens, leur fait confiance et trouve sa force et sa richesse collective dans la participation et les talents de tous et de toutes.

Je vous remercie de votre attention !

 

1 Ce qui inclut le crédit fédéral pour la TPS.  Il s’agit donc du revenu disponible pour l’ensemble de l’année.  Conseil national du bien-être social, Revenu du bien-être social 2012.

2 Centraide Québec, Une société en déficit humain. Rapport sur les conséquences sociales de l’appauvrissement, 1998.

3 Ce qui inclut le crédit fédéral pour la TPS. Il s’agit donc du revenu disponible pour l’ensemble de l’année.  Conseil national du bien-être social, Revenu du bien-être social 2012.

Retrouvez le PDF de la conférence ici