Conférence au CDC Longueuil, Jean-Paul Faniel, 2003 : les alternatives qui marchent en sécurité alimentaire et le développement social.
Pourquoi les alternatives qui marchent ?
Parce que vous vous êtes rendu compte que certaines pratiques ne marchent pas et que vous recherchez un type d’interventions qui fonctionnent mieux.
Je pourrais vous énumérer toutes les pratiques qui ont été mises sur pied par les groupes et qui se sont révélées efficaces, mais je ne le ferai pas.
Pourquoi ? Parce que ça ne sert à rien d’étudier une formule ou une autre, si on ne comprend pas d’abord que ce qui fait qu’une approche est efficace avec des citoyens, c’est qu’elle est le fruit d’un processus avec eux, d’une démarche, d’un long chemin où les gens se réapproprient leur estime de soi, leur confiance en leurs ressources, leur levier de décisions sur leur vie et leur volonté active de reprendre du contrôle sur leur vie et sur leur milieu.
Toutes les tentatives d’appliquer une formule développée ailleurs sans tenir compte du processus qui lui a permis de naître se sont révélées vaines et improductives. Dans la majorité des cas, on a assisté à une déformation de la formule, parce que ce qu’on en retenait, c’était justement la formule, et elle seule.
À la Table, tout notre travail a consisté et consiste encore à chercher à appliquer cette philosophie d’expérimentation autant dans nos travaux de réflexion collective que dans les pratiques d’intervention que l’on préconise auprès des gens.
Ainsi, dès 1986, des organismes de première ligne se regroupent pour dépasser le dépannage alimentaire et identifier des alternatives efficaces qui luttent vraiment contre la pauvreté plutôt que de la gérer. Ils créent alors la Table avec comme mandat premier de faire la promotion de ces alternatives et de les soutenir dans leur développement.
Au fil des ans, les groupes nous ont inspiré par leurs pratiques innovatrices :
- 1989 Cuisines collectives
- 1991 Mesures alimentaires en milieu scolaire
- 1993 Magasins Partage
- 1995 Groupes d’achats
- 1999 Liens avec les agriculteurs
- 2000 Réseaux de parents en milieu scolaire
- 2002 Politique nationale de sécurité alimentaire
À chacune des expériences évoquées, la Table n’a pas cherché à répandre une formule gagnante le plus largement possible, mais à faire comprendre aux autres groupes le processus qui a amené le groupe porteur à développer cette approche et pourquoi cela a marché.
Nous avons, de la même façon, abordé des questions comme la dépendance zéro à l’aide alimentaire, le passage du client au citoyen dans nos organismes, l’éducation populaire, les niveaux de conscience sociale, le développement social et l’élaboration d’une politique nationale de sécurité alimentaire. Dans tous les cas, nous avons cherché avec nos membres à cheminer par étapes avec eux afin qu’ils s’approprient les notions véhiculées pour en faire des outils les aidant dans leurs interventions.
Prenons quelques exemples :
Premièrement l’éducation populaire. La Table aurait pu arriver avec une notion toute faite sur l’éducation populaire et dire aux groupes : voilà, l’éducation populaire telle que définie par les groupes expérimentés, c’est cela. On a préféré proposer aux groupes un cheminement, un processus par lequel ils se sont approprié cette notion.
Ainsi, on a fait une première enquête auprès de chaque organisme membre (75) suivi d’une assemblée où on leur a demandé qui parmi eux faisait de l’éducation populaire. Tous en faisaient ! Les uns informaient leurs usagers de différentes réalités utiles, d’autres faisaient des cours de tricots, d’autres des cours d’alphabétisation, d’autres des démarches d’identification de problèmes, de solutions et stratégies pour en venir à bout. Évidemment, personne ne s’y retrouvait. Tout était de l’éducation populaire.
Analysant le tout, on a alors proposé aux groupes une méthode pour différencier les interventions en fonction des buts recherchés et des résultats obtenus. Nous sommes alors arrivés à une distinction entre quatre types d’approche éducative :
- Sensibiliser et informer les gens, pour les éveiller à une réalité nouvelle
- Instruire et enseigner, pour permettre aux gens de mieux connaître et maîtriser leur situation
- Impliquer et valoriser les personnes dans le partage de leur connaissance, pour développer la confiance en soi et la solidarité entre les participants
- Transformer la réalité par les citoyens concernés, pour rendre les gens conscients de leurs ressources et de leur force collective et les amener à s’organiser pour modifier ensemble leur situation.
Et on a fait une rencontre là-dessus pour que les groupes s’approprient cette analyse.
Suite à cette appropriation, on a refait l’enquête auprès de tous les groupes membres avec ces nouveaux outils d’analyse et, là, les groupes ont pu mieux se situer parce qu’ils avaient fait le cheminement de prise de conscience des différentes approches éducatives. La grande majorité a classé ses pratiques éducatives dans les trois premiers types d’intervention en comprenant alors que s’ils voulaient transformer la réalité (la pauvreté) des personnes appauvries, il leur fallait travailler avec elles à une démarche collective pour y arriver.
Autre exemple, les niveaux de conscience sociale :
Confronté à de multiples tentatives et échecs dans le développement de la conscience sociale, plusieurs groupes ont demandé à la Table de travailler cette question. Après un travail en comité sur ces notions de conscience, on a élaboré un tableau de quatre différents niveaux de conscience sociale :
- Le niveau fataliste (je suis né pour un petit pain),
- Le niveau rouspétant (oui, mais le pain devrait quand même être plus frais),
- Le niveau critique (ensemble pour avoir plus de pain) et
- Le niveau libérateur ou transformateur (on a la boulangerie, organisons-nous pour transformer notre vie collective).
On a alors organisé une première assemblée où on a partagé avec les groupes participants notre compréhension de ces niveaux de conscience en leur demandant de situer leurs usagers et le personnel de leur groupe par rapport à ces niveaux et de les relier au type d’intervention appropriés.
Il en est ressorti un aperçu intéressant de la situation qu’on a publié dans un numéro d’À table avec un tableau et des illustrations faisant ressortir clairement la situation dans les groupes. Ceux-ci se réappropriant leurs propres analyses ont demandé de faire une journée complète de formation sur le même sujet des niveaux de conscience, journée qui a donné lieu à une assistance record, certains groupes venant à dix personnes, et aussi à un niveau de compréhension accru, les participants identifiant encore mieux les types d’intervention liés à chacun des niveaux.
En effet, pour respecter les personnes avec qui on travaille et pour s’assurer de l’efficacité de notre intervention, il est important d’aider les personnes à passer d’un niveau à l’autre sans chercher à sauter les étapes.
- Avec les gens de niveau 1, il faut soutenir leur indignation passagère devant
l’inacceptable et leur faire vivre l’insertion dans un réseau de convivialité pour briser leur isolement. - Avec ceux de niveau 2, il faut leur suggérer de dépasser le rouspettage individuel pour passer à la critique collective et obtenir certaines victoires. On peut aussi leur suggérer de vivre des formes d’entraide entre eux dans leur réseau afin qu’ils en expérimentent les retombées dans leur vie. Avec eux, l’invitation à mettre la main à la pâte et à donner un coup de main aux activités du groupe leur fait vivre le passage de l’aide à l’entraide.
- Avec ceux de niveau 3, on fait un travail de conscientisation pour qu’ils dépassent la simple critique, remettent en question le cadre établi et se mettent à travailler ensemble à construire les alternatives de vie suggérées.
- Avec ceux de niveau 4, on expérimente la citoyenneté active en relevant les différents défis collectifs que le groupe s’est donnés et en explorant d’autres facettes de la vie de quartier qui exigent une vigilance citoyenne, voire une mobilisation pour améliorer ou transformer la situation.
On l’aura compris, l’important est d’aider les gens à expérimenter des processus, des démarches, un cheminement pour qu’ils vivent concrètement et par étapes successives de compréhension les notions ou solutions qu’on leur propose.
Le travail que nous faisons actuellement procède de la même façon. La Table se donne pour objectif principal de l’année de travailler avec ses membres à développer une politique nationale de sécurité alimentaire qui reflète réellement nos pratiques et nos aspirations de développement social.
Préparée par les travaux réguliers de plusieurs comités, cette démarche se déroule en plusieurs rencontres-étapes où les membres de la Table se penchent sur un aspect ou un autre de cette politique avec des personnes ressources invitées et l’enrichissent de leurs échanges. Le tout culminera dans un colloque les 12 et 13 juin 2003 où tous les acteurs sociaux concernés par le sujet seront invités à partager le fruit de notre processus. Parallèlement à cette démarche, nous inviterons les autres concertations communautaires régionales en sécurité alimentaire à réfléchir sur le sujet et à échanger les résultats de leurs travaux avec nous.
Par la suite, nous colligerons tous ces travaux dans des documents que nous redonnerons à nos membres pour qu’ils se réapproprient leurs propres réflexions collectives, qu’ils en fassent leur propre bilan et qu’ils l’entérinent pour orienter leurs propres interventions et les politiques des autres grands partenaires du développement social.
Revenons aux interventions qui marchent :
Que ce soit dans une cuisine collective, un groupe d’achats ou un réseau d’entraide entre parents d’une école, si on veut copier une formule, on risque fort de passer à côté de l’essentiel et de se rendre compte en chemin qu’on a manqué le bateau. On a vu des cuisines collectives (formule initialement mise sur pied pour soutenir les femmes dans leur développement et leur émancipation du dépannage alimentaire) emprunter la voie des paniers alimentaires, faute de compréhension du but visé. On a vu des groupes d’achats devenir des mini Club Price où les gens commandaient leur liste d’épicerie par téléphone et se faisaient livrer leur commande chez eux. Exit le réseau d’entraide prévu initialement.
Si on veut créer des dynamiques efficaces, on ne peut faire l’économie du processus d’expérimentation que les gens doivent faire pour comprendre une situation et mettre en pratique ce qu’ils ont compris. On pourrait affirmer ici que le développement des personnes et de leur milieu passent par des pratiques collectives où les gens sont appelés à s’organiser en réseaux d’entraide pour relever les défis qu’ils se donnent et pour ainsi reprendre du contrôle sur leur alimentation et améliorer leur vie et celle de leur milieu. Mais ce serait une formule creuse pour les gens concernés, même si elle
est juste.
Ce ne sont pas des formules à copier, mais une dynamique citoyenne à comprendre et à mettre en œuvre avec les gens concernés, étapes par étapes, au rythme de la compréhension et de l’expérimentation par les gens de ce qu’ils ont compris.
À un niveau plus interpersonnel, ça ne sert à rien de chercher à convaincre une personne délaissé, ayant subi plusieurs échecs personnels dans sa vie qu’elle vaut quelque chose et qu’elle est capable d’accomplir des tâches, de prendre des responsabilités et de réussir des défis. Elle est convaincue du contraire de par son vécu et filtrera tout ce que vous lui dites à l’aune de ce fatalisme. Par contre, proposez-lui d’améliorer sa situation en mettant la main à la pâte avec d’autres, soulignez publiquement sa réussite, bref faites lui expérimenter son potentiel et vous aurez accompli ce que vous recherchez : le développement de l’estime de soi et le retour de la confiance en soi qui permet de relever de nouveaux défis.
Il en va des groupes comme des individus. Le développement de la conscience passe souvent par l’expérimentation avant d’être assimilé. Cependant, l’expérimentation de cette citoyenneté active dans un groupe communautaire dépend aussi d’un élément incontournable, la volonté manifeste de l’organisme de s’inscrire dans cette dynamique de développement des personnes et de leur milieu qui passe par la prise en charge par les membres de leur organisme.
En effet, l’efficacité des approches proposées se mesurent en fonction des objectifs visés. Si on vise à soulager la misère et à nourrir les personnes appauvries, on va se contenter d’une approche assistancielle où le rôle dominant sera le nôtre et où la main qui reçoit sera toujours plus basse que celle qui donne.
Mais si on vise le développement des personnes, on ne pourra faire l’économie d’une approche où les gens concernés seront au centre de la dynamique à mettre en place et reprendront du pouvoir sur leur vie, mais d’abord sur leur organisme.