Discours de Jean-Paul Faniel, coordonnateur de la Table de Concertation sur la Faim et le Développement Social du Montréal métropolitain à l’AQBAM, mai 2005 : Proposition pour une politique de sécurité alimentaire
Mesdames et messieurs qui vivez la pauvreté, Mesdames et Messieurs qui la côtoyez et la soulagez
Bonjour,
Je me présente : Jean-Paul Faniel. Je suis coordonnateur de la Table de concertation sur la faim et le développement social du Montréal métropolitain, un regroupement de plus de 80 organismes et coalitions d’organismes œuvrant sur le front le plus dramatique de la pauvreté : celui de la faim. J’étais également porte-parole du Collectif pour une loi sur l’élimination de la pauvreté, section de Montréal lors des audiences gouvernementales sur le projet de loi et ce n’est pas un hasard.
En effet, le travail que nous faisons nous amène tous ici à côtoyer à chaque jour la misère humaine la plus inacceptable dans une société aussi riche que la nôtre. Nous sommes ainsi les témoins indignés, mais récalcitrants, de milliers de personnes qui, avec leurs maigres 560.08$ par mois de la Sécurité du Revenu et après avoir payé les dépenses incompressibles de loyer, de chauffage, d’électricité et de vêtements, n’ont plus que 50. $ par mois pour se nourrir, quand ce n’est pas moins suite aux coupures. Comment s’alimenter sainement et convenablement avec une somme aussi ridicule ? Pas étonnant que plusieurs d’entre eux aient recours à la charité publique et au dépannage alimentaire.
Les organismes fondateurs de la Table sur la faim du Montréal métropolitain s’occupaient tous au départ de soulager la faim, animés qu’ils étaient et qu’ils sont toujours de cette valeur déterminante pour tout être humain, celle de la compassion. Cela les a poussés à poursuivre pour la majorité d’entre eux leurs activités de dépannage alimentaire, mais aussi à développer pour certains de nouvelles façons de faire comme les Mesures alimentaires en milieu scolaire, depuis 1991 et les Magasins Partage, depuis 1993, soutenus en cela par la Table de concertation sur la faim.
Cependant, ils étaient également animés d’autres valeurs, telle que la fraternité et la justice sociale. Cela les a amenés à prendre conscience que, pour un jour ne plus avoir à dépanner autant de personnes appauvries, il fallait faire plus. Leur propension à la fraternité les a donc poussés à explorer plusieurs avenues d’entraide, comme les cuisines collectives en 1989, les groupes d’achats en 1998, les achats collectifs auprès des agriculteurs en 1999, les ateliers scolaires de cuisine-nutrition en 2000-2001, toutes initiatives soutenues également par la Table.
Cependant, toutes ces initiatives, bien qu’elles donnaient un répit et de l’espoir à ceux et celles qui l’avaient souvent perdu, ne faisaient pas réellement reculer la pauvreté. Il fallait s’attaquer aux causes qui déterminaient la faim et la misère humaine. Et c’est là que l’autre valeur qui les animait devait rentrer en jeu : celle de la justice sociale.
C’est ainsi porté par cette prise de conscience qu’a germé depuis plusieurs années à la Table la nécessité de travailler au développement d’une politique nationale de sécurité alimentaire. En effet, nous avons constaté au fil des ans qu’en raison de l’absence d’une politique d’ensemble qui orienterait de façon harmonieuse et complémentaire les inter- ventions en la matière, nous nous retrouvons confrontés à un manque de vision commune qui affecte le développement des personnes que nous voulons aider et le contrôle qu’elles peuvent exercer sur leur alimentation, leur vie et leur milieu. Nous avions beau inventer des approches toutes plus aidantes les unes que les autres, force était de constater que sans une intervention en tant que société, et donc politique, nous ne pourrions faire reculer ni la faim, ni la pauvreté. Il nous fallait penser, sur la base de nos pratiques, une politique nationale de sécurité alimentaire qui prendrait en compte tous les tenants et aboutissant du problème et avancerait des pistes de solutions tout à la fois globales et concrètes qui permettraient aux différents intervenants privés, communautaires, gouvernementaux et municipaux de travailler en synergie à résoudre ce problème de société.
Historique de l’élaboration du document
C’est dans ce contexte que la Table de concertation sur la faim et le développement social du Montréal métropolitain s’est donnée comme mandat au cours des années 2002-2004 d’élaborer une politique de sécurité alimentaire intersectorielle en s’inspirant des pratiques d’intervention de ses groupes et d’identifier les acteurs qui pourraient participer ensemble à la recherche de solutions convergentes et durables.
Les recommandations qu’elle a émises ont été développées tout au long d’un processus de près de trois ans engageant un nombre impressionnant d’organismes membres dans des ateliers de discussions et d’analyse et dans de nombreuses assemblées thématiques pour identifier des pistes d’action concrètes permettant aux citoyens de retrouver la maîtrise sur leur alimentation et leur vie, et d’être acteurs du développement de leur milieu.
Après tout ce travail collectif, nous avons réussi à élaborer un document de politique de sécurité alimentaire dont nous vous présentons la synthèse : « Éléments pour une politique de sécurité alimentaire ». Ce document constitue notre contribution collective à une politique globale que d’autres partenaires du communautaires et des institutions devront parachever. Il constitue une masse de suggestions et de pistes d’intervention qui ont le mérite de mettre la table de façon concrète et de permettre à tous ceux qui considèrent nécessaire que le Québec se dote d’une telle politique de partir pour son élaboration d’un document qui s’alimente aux réflexions et aux pratiques de groupes de première ligne dans le domaine.
Présentation du contenu du document
Dans le cadre de cette politique, les membres de la Table sur la faim ont proposé dans un premier temps des orientations sur des sujets qui les concernent directement soit : les personnes fragilisées qui fréquentent les comptoirs alimentaires, l’intégration sociale des personnes immigrées, l’innocuité alimentaire dans les groupes d’urgence, l’intervention en alimentation dans les écoles et enfin l’implication citoyenne, puisqu’elle conditionne toute action visant un développement social réussi.
De plus, la Table sur la faim soutient qu’une politique de sécurité alimentaire ne peut être effective que dans la mesure où elle est transversale à d’autres politiques touchant entre autres l’agro-alimentaire, la santé, l’éducation, les conditions sociales. Nous avons, pour nous y aider, fait appel à des ressources externes que nous avons remerciées sincèrement.
Nous présentons en ce sens diverses propositions qui permettraient d’envisager une politique de sécurité alimentaire qui donnerait à la dimension sécuritaire toute son efficacité. Laissez-moi vous présenter les grands axes guidant les propositions de politique que nous soumettons aux différentes instances gouvernementales, municipales et scolaires, et aux milieux agro-alimentaire et communautaire.
- Une politique sociale
- Une politique de soutien au revenu individuel et familial. Les formules actuelles sont inadéquates et ne permettent pas aux personnes plus fragilisées de bien se nourrir. (Revenu minimum garanti, revenu de citoyenneté)
- Une politique de soutien au droit au logement. La rareté des logements dans les grandes villes et le coût des loyers forcent les personnes appauvries à couper dans la nourriture et à mal se nourrir. (Contrôle des loyers, accroissement de la construction de logements sociaux)
- Une politique de soutien à l’intégration et à la participation des personnes ayant des fragilités de toutes sortes. La désinstitutionalisation a laissé les groupes communautaires seuls pour aider ces personnes. L’état doit assumer de nouveau ses responsabilités pour favoriser le développement réel de ces personnes. Les initiatives prises en ce sens par les organismes de la société civile devraient être soutenues et répandues là où elles n’existent pas.
- Une politique familiale qui tient compte de l’organisation du temps de travail. (Expérimentation de l’assouplissement des horaires de travail pour permettre aux gens d’assumer leurs responsabilités parentales et citoyennes) La mise sur pied d’un réseau public de repas pour les enfants d’âge scolaire devrait rejoindre tous les endroits où le besoin se fait sentir. (Universalisation des Mesures alimentaires en milieu scolaire)
- Une politique de transport qui tient compte des limites actuelles de beaucoup d’individus et de familles pour avoir accès à de la nourriture de qualité.
- Une politique de financement récurrent des organismes communautaires et de leurs concertations, tout en respectant leurs références citoyennes. Actuellement, les programmes gouvernementaux sont souvent le prétexte pour régenter le communautaire et le réduire à un pourvoyeur de services que l’État ne veut pas ou ne veut plus fournir.
- Une politique agro-alimentaire
- Une politique de production respectueuse de l’environnement. Aujourd’hui, le droit de produire et d’exporter le plus possible a la cote et tend à l’emporter sur le droit primordial à la santé et à un environnement de qualité.
- Une politique de transformation agro-alimentaire qui respecte les dynamiques régionales. On assiste à des concentrations dans les grands centres qui enlèvent les bienfaits de la transformation aux gens des régions.
- Une politique de distribution agro-alimentaire qui tient compte des disparités régionales. La loi du marché doit être complétée par des interventions ajustées aux régions. On pense en particulier aux populations du Grand Nord ou de la Côte Nord tout autant qu’aux quartiers à revenus précaires des principales villes où les lois du marché n’incitent pas les grandes chaînes à ouvrir des succursales.
En clair, sans la volonté politique de viser un contrôle de plus en plus grand de toute la chaîne alimentaire, la population sera de plus en plus à la merci des décideurs étrangers et sa santé en souffrira tôt ou tard. Une intervention minimale serait de favoriser l’étiquetage et l’achat des produits québécois, ce qui aurait aussi l’avantage de soutenir les industries et les emplois qu’elles représentent. (Appellation réservée pour les produits québécois, soutien aux groupes communautaires développant des liens commerciaux directs avec les agriculteurs, etc.)
- Une politique de la santé
- Une politique qui se préoccupe de la qualité des produits de la ferme devrait favoriser l’accès le plus large possible aux produits biologiques. Ce qui implique une aide de l’État pour en généraliser l’accès aux plus de consommateurs possibles et un système d’identification qui soit fiable. (Étiquetage des produits OGM)
- Une politique concernant l’innocuité des aliments distribués par les entreprises. Actuellement, tout le monde se protège et ce sont les citoyens les plus fragiles qui, en bout de ligne, ont tout le fardeau.
- Une politique de promotion de la santé qui s’intéresse en particulier aux effets de la restauration rapide sur les personnes les plus fragilisées et sur nos écoliers. (Redéfinir le zonage pour restreindre l’établissement de restaurant de Junk Food aux alentours des écoles)
- Une politique de gratuité des médicaments pour les personnes les plus fragilisées. Ces dernières doivent souvent choisir entre se nourrir ou se soigner.
- Une politique d’éducation
- Une politique qui tient compte de l’organisation du travail et de ses conséquences sur la qualité de la nutrition des enfants et aux pertes des habilités culinaires. (On pense ici à l’élargissement à tout le réseau scolaire des ateliers de cuisine-nutrition relayés par des réseaux d’entraide entre parents actuellement donnés par certains)
- Une politique de promotion de la santé qui utiliserait les médias pour sensibiliser les citoyens aux avantages de s’occuper de leur santé et de leur alimentation, comme on l’a fait pour le tabac et l’alcool au volant. (Campagne de promotion)
- Une politique qui obligerait toutes les commissions scolaires à se donner des normes pour assurer la qualité nutritive des repas offerts aux enfants et aux élèves. Actuellement, la commission scolaire de Montréal est presque la seule à s’être donné une telle politique.
Inutile donc de souligner qu’une concertation interministérielle est indispensable pour tenir compte de toutes ces dimensions de la sécurité alimentaire et les situer dans une perspective de développement social. Les problèmes de la faim et de la pauvreté dépendent d’une nouvelle culture de l’intersectorialité qui ne peut être simplement refilée au milieu communautaire ou à la bonne volonté des entreprises.
Une telle politique implique une réforme de la fiscalité qui met en priorité le sort des personnes les plus fragiles de notre société. À cet égard, la loi votée par le Parlement pour contrer la pauvreté constitue un espoir si, toutefois, elle est assortie de moyens d’actions concrets. On aura beau avoir un meilleur système d’étiquetage, si une frange importante de la population n’a pas les moyens de se procurer les produits de qualité, on n’aura pas évolué comme société.
La Commission de l’agriculture, des pêcheries et de l’alimentation a souligné, dans son rapport, la nécessité pour le Québec de se doter d’une politique globale de sécurité alimentaire, car une telle politique est actuellement inexistante. Nous croyons que nos réflexions constituent un apport important à l’élaboration d’une telle politique, car elles puisent dans une expertise diversifiée avec les personnes fragilisées de notre société.
À la suite de ce travail, notre premier souhait est que divers intervenants et acteurs sociaux concernés, dont vous-mêmes, l’enrichissent de leur expertise.
Notre deuxième vœu est que ce travail collectif trouve un vaste écho dans notre société pour qu’ensemble nous relevions le défi de garantir la sécurité alimentaire pour toute la population.