Dessin oser faire plus et autrement, la sécurité alimentaire en temps de crise : les cuisines collectives

Avant propos des différents temps, conférences et colloques sur la thématique “Oser faire plus et autrement : la sécurité alimentaire en temps de crise” (2008-2012) – Prononcé lors de la conférence d’ouverture du Colloque de Food Secure Canada (2008)

Le travail que nous faisons nous amène à côtoyer à chaque jour la misère humaine la plus inacceptable dans une société aussi riche que la nôtre. Nous sommes ainsi les témoins indignés, mais récalcitrants, de milliers de personnes qui, avec leurs maigres 560.08$ par mois de la Sécurité du Revenu et après avoir payé les dépenses incompressibles de loyer, de chauffage, d’électricité et de vêtements, n’ont plus que 50. $ pour se nourrir, quand ce n’est pas moins suite aux coupures.

Nous constatons également que le travail tel que nous le connaissons maintenant (temps partiel, temporaire, à contrat) n’est plus une garantie de sortie de la pauvreté, comme le confirme une étude récente du Forum de développement social de Montréal qui nous informe que 40% des travailleurs montréalais vivent sous le seuil de faible revenu. Comment s’alimenter sainement et convenablement avec des revenus aussi ridicules ? Pas étonnant dans ce contexte que plusieurs aient recours à l’aide alimentaire directe, comme le démontre éloquemment le présent document.

Ce type d’intervention n’est pas nouveau. En effet, pratiquée depuis des générations, notamment sous l’impulsion des paroisses et de la St-Vincent-de-Paul, l’aide alimentaire se répand cependant à plus grande échelle lors de la crise économique des années 80. Les groupes communautaires qui se mettent sur pied se concentrèrent alors sur le plus urgent : nourrir des familles et des individus frappés de plein fouet par les changements en cours. Pour peu qu’on eût du cœur, il fallait aider les gens à passer au travers de la crise. Tout un réseau de comptoirs alimentaires et de restaurants populaires surgit ainsi, fournis eux-mêmes par des banques alimentaires qui s’approvisionnaient à partir des invendus de plusieurs fournisseurs à travers tout le Québec. Reflet d’une saine compassion nécessaire, l’aide alimentaire jouait son rôle palliatif, mais atteignait également ses limites. Non seulement la pauvreté ne reculait pas, elle augmentait. Il fallait faire plus et le faire autrement.

À l’aube des années 90, une deuxième génération d’organismes élargit alors son champ d’analyse du problème de la faim et prit ainsi en considération le contexte personnel et familial des personnes aidées. On se mit à parler d’isolement, d’endettement, d’exclusion et de marginalisation sociales. Comprenant que la pauvreté extrême qui engendre la faim est aussi le résultat d’un processus d’échecs répétés minant la confiance en soi, ils adoptèrent une approche favorisant le soutien collectif à un autre processus fait de petites victoires successives et revalorisantes. On assista ainsi au développement de formes d’entraide alimentaire susceptibles de combattre l’exclusion et de recréer des réseaux de solidarité citoyenne. Cela prit la forme de cuisines collectives, de groupes d’achats coopératifs, de popotes roulantes, de jardins collectifs et d’autres réseaux d’entraide comme des réseaux d’échanges de service, des réseaux de parents dans les écoles, etc.

Dans cette foulée, plusieurs dispensateurs d’aide alimentaire cherchèrent également à développer l’un ou l’autre de ces types d’entraide entre les usagers de leurs services. De plus, comprenant que le don de nourriture, contrairement à d’autres dons, porte en soi un message dévalorisant de confirmation de l’impuissance à se nourrir et à nourrir sa famille, certains commencèrent, comme les Magasins Partage, à faire attention à la façon de donner en y introduisant un caractère d’entraide préservant la dignité des personnes.

Une troisième génération d’organismes est en cours. Elle identifie que la sécurité alimentaire des personnes s’inscrit dans un contexte plus large et dépend de décisions économiques, politiques et sociales de différents groupes sociaux : agriculteurs, transformateurs, grossistes, chaînes d’alimentation, gouvernements, municipalités, groupes communautaires. Elle comprend que la sécurité alimentaire dépend aussi d’autres facteurs déterminants comme le coût des logements, le revenu des personnes, leur santé, leur endettement, leur niveau d’instruction, leur capacité à se trouver un emploi, etc.

Elle affirme le droit des personnes non pas d’être alimenté, mais plutôt d’avoir les moyens de se nourrir et de nourrir ses enfants. Elle considère nécessaire d’inscrire la question de la sécurité alimentaire dans une perspective de développement social, c’est-à-dire de développement des personnes et de leur milieu. Conséquemment, elle cherche à développer de nouvelles formes de solidarité dans chaque milieu pour redonner du pouvoir à tout le monde sur leur alimentation, pour reprendre notre place comme citoyen et pour changer les situations qui maintiennent trop de gens dans la pauvreté et la faim. Elle aboutit enfin à inscrire la sécurité alimentaire dans une nécessaire politique globale de l’alimentation qui considère la nourriture avant tout comme un besoin essentiel avant d’être un bien commercial et qui apporte des solutions transversales, cohérentes, efficaces et durables. La Table sur la faim et le développement social du Montréal métropolitain a initié à cet effet un long travail de trois ans avec ses membres qui a abouti au document « Éléments pour une politique de sécurité alimentaire » que plusieurs autres organismes sont actuellement à bonifier de leurs expertises.

Évidemment, chaque génération d’organismes comporte ses insistances, sa logique propre et sa légitimité. Mais la troisième génération, plus inclusive, influence les deux autres en cela qu’elle leur offre de tenir compte de toute la complexité de la réalité des personnes et de leur environnement. Si on veut trouver des solutions efficaces et durables au problème de la faim, la troisième approche nous indique qu’il faut certes soulager la misère, mais qu’il faut surtout soutenir le développement des personnes à travers celui de leur milieu. Cette approche nous apprend également que, pour y arriver, il nous faut travailler de concert avec d’autres acteurs sociaux qui visent eux aussi le développement social et harmoniser nos interventions respectives pour s’assurer que chacun met l’épaule à la roue pour pousser dans le même sens.

Conditions à mettre en place

Le choix du développement social ne se fera cependant pas sans effort de notre part. Il nous faudra oser. Oser dépasser notre vision centrée sur la seule sécurité alimentaire pour adopter une approche plus globale des problèmes de société comme la pauvreté et pour prendre en compte les interrelations et l’interdépendance entre les différentes facettes du développement des personnes et de leur milieu.

Conséquemment, il nous faudra oser envisager les solutions d’un point de vue qui tienne compte des autres façons de combattre la pauvreté. Ainsi, si nous prenons en considération le coût du logement qui gruge la majeure partie du revenu, il apparaîtra alors utile de travailler activement avec les groupes qui réclament des logements sociaux. Si, autre exemple, nous considérons que ça n’a pas de bon sens d’essayer de joindre les deux bouts avec le peu que l’on reçoit de la Sécurité du revenu ou d’un travail à temps partiel et au salaire minimum, on devra s’associer avec ceux qui réclament un barème plancher et un salaire minimum décent comme le Collectif pour un Québec sans pauvreté.

Il nous faudra aussi oser se faire une tête commune entre intervenants sur le développement social et économique que nous voulons pour notre milieu, vérifier la convergence de nos interventions respectives et les modifier si nécessaire pour créer une synergie capable de réellement changer les choses. À terme, l’exercice devrait aboutir à développer un réseau d’organismes harmonisant chacune leurs interventions en fonction d’objectifs communs. Ce réseau d’organismes constituera également autant de passerelles que pourront emprunter les citoyens en cheminement.

Mais, pour y arriver, il nous faudra avant tout oser changer de regard sur les personnes que nous desservons. Il nous faudra envisager la solution aux problèmes d’un individu à partir de la mise en valeur de ses propres ressources et de sa participation active à l’identification des solutions à ses problèmes et au redressement de sa situation. Pour cela, il nous faudra oser regarder nos clients-usagers par la lorgnette de leurs capacités, de leurs compétences, de leurs habiletés et de leurs aspirations, plutôt que par celle, unique, de leurs problèmes. En clair, il nous faudra oser passer du client au citoyen.

Cette valorisation de chaque citoyen autour de son potentiel nous obligera enfin à oser penser le développement d’un milieu non plus seulement à partir de nos seules ressources d’intervenants communautaires ou institutionnels, mais à partir de réseaux de citoyens que nous soutiendrons dans leurs efforts à se reprendre en main et à reprendre en main le développement de leur coin de pays.

Concrètement, il nous faudra oser penser autrement nos interventions en mettant les citoyens concernés au cœur de nos stratégies de développement et en les impliquant à chacune des étapes de l’action afin qu’à terme, ils soient en mesure d’assumer collectivement leur propre développement et celui de leur environnement.

Le but : revenir à une société qui se fonde sur ses citoyens, leur fait confiance et trouve sa force et sa richesse collective dans la participation et les talents de tous et de toutes.

Jean-Paul Faniel, Coordonnateur de la Table de concertation sur la faim et le développement social du Montréal métropolitain

Retrouvez l’avant-propos “Oser faire plus et autrement” en PDF ici

Retrouvez également tous les temps “Osez faire plus et autrement” ci-dessous :